Une culture alsacienne ?

Question aussi incongrue que délicate, tant les réponses peuvent différer et s’opposer, vu la charge explosive de ces deux mots. « Quand j’entends le mot culture, je sors mon pistolet » proclamait en effet un zélateur de la Bête immonde, qui aurait bien voulu voir disparaître aussi l’Alsace en tant que telle.

Ce petit territoire de 8000 kilomètres carrés et deux millions d’habitants, grand comme la Corse et six fois plus peuplé, ce coin de terre ballotté au gré des vents de l’Histoire, peut-il avoir une culture propre ? Dotée d’un Conseil Culturel d’Alsace depuis cette année, d’un Centre culturel alsacien, de multiples théâtres alsaciens, de musées alsaciens, d’un Institut de dialectologie alsacienne et… d’une Académie d’Alsace, il semble évident que l’Alsace est inséparable d’une identité forte, donc d’une culture. Il ne viendrait à l’idée de personne de contester l’identité, ni la langue, ni la culture de l’île sus-citée ( et si susceptible!), sous peine de voir quelques gendarmeries plastiquées dans l’heure !


Quelle que soit la définition qu’on donne de la culture, celle qui s’épanouit en Alsace s’exporte dans le monde entier, et pas seulement dans le domaine de la gastronomie ou des vins, mais aussi en médecine avec l’Ircad, ou dans les techniques et les sciences (trois Prix Nobel récents, tous membres de notre Académie). Et si l’Alsace semble un peu moins riche en matière littéraire, c’est cependant la région de France où les sociétés d’histoire sont les plus nombreuses, de même que les chorales et les orgues ! S’il fallait essayer de définir les spécificités de notre culture, nul mieux que Frédéric Hoffet, dans son irremplaçable Psychanalyse de l’Alsace, ne l’a fait : «  Par son tempérament, par le fond de son affectivité, par la tournure de son intelligence, l’Alsacien appartient à la grande famille germanique. Cependant la civilisation française a mordu sur lui : elle a transformé ses instincts et modelé sa sensibilité, si bien qu’il est aujourd’hui un être double ». Germain Muller  résumera cette dualité en constatant : « En Alsace, le contraire est toujours vrai ». Cette « Spaltung », que certains vivent comme une schizophrénie et d’autres comme une hémiplégie, est au contraire une formidable richesse. Elle nous permet, à travers le dialecte alsacien notamment, de nous ouvrir au vaste espace germanique qui est à nos portes, mais aussi à l’immense aire anglophone, l’anglais et l’alsacien partageant 80 % de leurs racines.


Située au cœur même de l’Europe la plus dynamique, elle accueille les grandes instances de celle-ci, et elle a la plus forte proportion de classes bilangues et bilingues, sans parler de l’Abibac : cœur français, âme germanique, esprit européen, l’Alsace a, non pas une culture, mais bien une double culture, se nourrissant de toutes les cultures du monde.  Et plutôt que de se tourner vers un passé largement mythifié, plutôt que de vouloir s’enfermer dans un territoire bien trop petit pour survivre dans un monde globalisé, les Alsaciens,  riches et fiers de leur langue, de leur situation géographique et historique, de leurs atouts multiples, devraient chanter, au lieu de « Mir sin d’Ledschte », nous sommes les derniers, « Mir sin d’Erschte », nous sommes les premiers, les premiers Européens !